La télévision est morte, vive la télévision !

 

Les contenus mis en ligne sur les tablettes et les smartphones ne sont pas plus pertinents que ceux diffusés à la télévision, ils sont surtout plus facilement accessibles. Il faut donc innover dans la façon d’accéder au « petit écran ».

La télévision n’a d’avenir que si elle change la façon dont elle est distribuée. Le phénomène n’est pas nouveau, mais il se confirme, s’accélère et se radicalise : la télévision est de plus en plus délaissée, surtout par les plus jeunes qui plébiscitent tous les écrans, sauf celui que l’on surnommait naguère, avant l’arrivée des tablettes et smartphones, le « petit écran ». Selon une étude du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) réalisée en décembre, un jeune passe en moyenne une heure trente devant la télévision par jour, tandis que la plupart des Français la regardent quotidiennement près de trois heures quarante-cinq. Les plus connectés ne s’en équipent parfois même plus. Le « petit écran » a trouvé plus petit, plus pratique et surtout plus agile que lui.

On se trompe de cible

On rejette la faute sur les chaînes et leurs programmes, qui seraient inadaptés aux nouvelles attentes du public. On se trompe de cible. En réalité, la richesse et la qualité des offres sont inouïes. L’arrivée de nouvelles chaînes, gratuites et payantes, a permis de démultiplier l’offre, de l’enrichir considérablement. Ce ne sont pas tant les contenus télévisuels qu’il faut mettre en cause, mais leur mode de distribution. Les contenus en ligne ne sont pas plus pertinents que ceux diffusés à la télévision, ils sont mieux mis en valeur et surtout plus facilement accessibles.

Le fait est que la télévision n’a pas évolué dans la façon dont les chaînes et leurs programmes sont mis à la disposition du public. Le poste et sa télécommande ne sont plus adaptés à l’explosion des contenus. Et encore moins à celui des nouveaux usages.

Le zapping, inventé à trois chaînes, devenu ludique à six (c’est à ce moment qu’est née l’émission éponyme), quasi sportif à douze, est devenu impraticable à vingt-cinq et carrément ridicule à cent cinquante ou deux cents. Les box et les fabricants de TV ont beau améliorer leurs interfaces, rien n’y fait. Les chaînes, superposées les unes aux autres comme un mille-feuille, s’asphyxient. Quant aux EPG (electronic program guides, la fameuse « grille des programmes »), ils sont devenus indigestes.

Mal valorisée

Parallèlement, les plates-formes nées à l’ère d’Internet, telles que YouTube, Dailymotion ou Netflix, ont donné de nouvelles habitudes. Elles prônent l’immédiateté, l’accessibilité, le partage, la maîtrise du temps, la mobilité, l’interactivité. Revenir au poste devient même un effort.

Alors, trop dense la télévision ? Non, mal valorisée. Un vrai gâchis quand on sait que les chaînes investissent chaque année pour la seule TNT gratuite près de 3 milliards dans les programmes. Programmes qui, pour beaucoup d’entre eux, ne rencontrent pas leur public, faute d’y avoir facilement accès ou, pis, d’avoir même connaissance de leur existence. Or, un programme que personne ne regarde est un programme qui n’existe pas, et qui finit par disparaître. La déperdition est énorme. On gaspille la télévision !

La télévision n’a d’avenir que si elle change la façon dont elle est distribuée. On ne peut nier les efforts faits pour tenter de s’adapter aux nouveaux modes de consommation, marqués par la mobilité et la délinéarité, et mettre un terme à une « télévision de contraintes », de lieu et de temps. La télévision de rattrapage, le « replay », et même le direct sont proposés depuis les applications développées par les chaînes et les box.

Ces « applis » fonctionnent, y compris auprès des jeunes. Mais elles sont insuffisantes face aux offres nées de l’Internet, pas toujours respectueuses de l’écosystème. Elles imposent le cloisonnement entre les chaînes et renforcent le morcellement des programmes. Un peu comme si, à l’époque du zapping, il fallait changer de télécommande, voire de poste, pour passer d’une chaîne à l’autre. Qui peut croire, dès lors, que ces applications assurent, à elles seules, le futur de la télévision dans son ensemble ? Il ne suffit pas de rendre les contenus audiovisuels accessibles via Internet pour affirmer que la télévision est entrée dans l’ère d’Internet.

Comportements numériques

En vérité, si l’on veut que ceux qui détiennent le sort de la télévision – les digital natives – daignent lui accorder toute l’attention qu’elle mérite, il faut que la distribution audiovisuelle embrasse les comportements numériques d’aujourd’hui. Le succès des grandes plates-formes du Net ne s’explique pas tant par la qualité de leurs programmes que par leur capacité à offrir une nouvelle forme d’expérience.

Cela signifie que la télévision doit, certes, assurer les moyens de l’ubiquité de ses contenus, mais aussi leur agrégation, leur accessibilité, leur émergence. Il faut remettre au centre le formidable investissement des chaînes pour leurs publics. Une linéarité des programmes dans la délinéarisation de l’accès, redonnant le sens de l’instant présent, l’instant télévisuel, reliant les téléspectateurs entre eux de manière organique.

Il fut un temps, encore pas si lointain, où la télévision créait le lien entre les individus. On commentait le matin les programmes vus la veille. Il s’agit de renouer avec cette dimension collective qui fait la société, en redonnant à la télévision sa place de liant entre les individus avec les outils d’aujourd’hui. Tout le monde a à y gagner : le public bien entendu, mais aussi les chaînes, les producteurs, les annonceurs… Ce mode de diffusion donne à voir la télévision dans toute sa diversité et son excellence.

Non, l’Internet ne va pas tuer la télévision, bien au contraire ! Il est une chance pour elle de connaître un renouveau, une nouvelle étape de son développement, dans un écosystème qui peut être respectueux et vertueux. Une opportunité de lui offrir les conditions de sa mise en valeur et les moyens de sa pertinence, gages de sa survie. Si l’industrie ne le fait pas, le public tranchera.

Source : LE MONDE ECONOMIE | 18.06.2015 à 12h34 • Mis à jour le 18.06.2015 à 18h09 | Par Jean-David Blanc (fondateur d’AlloCiné) et Pierre Lescure (ancien président de Canal+)